A l’entrée de l’été, voilà bien ce qui apparaît comme une petite révolution en matière de responsabilité civile. La Chambre commerciale de la Cour de cassation a en effet rendu, le 3 juillet 2024 (n° 21-14.947), un arrêt important concernant la responsabilité de l’auteur d’un manquement contractuel à l’égard des tiers au contrat.
Rappelons à cet égard que, en droit français, prévaut le sacro-saint principe de l’effet relatif des contrats, traduit en ces termes par l’alinéa premier de l’article 1199 du code civil : « Le contrat ne crée d’obligations qu’entre les parties ». Ce texte a succédé à l’article 1165, visé par la Cour de cassation dans cet arrêt (compte tenu de la date de conclusion du contrat en cause), qui disposait que « les conventions n’ont d’effet qu’entre les parties contractantes ; elles ne nuisent point au tiers, et elles ne lui profitent que dans le cas prévu à l’article 1121 » (relatif à la stipulation pour autrui).
De cette règle, la Cour de cassation a déduit, depuis un célèbre arrêt rendu par l’Assemblée plénière le 6 octobre 2006 (arrêt Boot shop, n° 05-13.255), que le tiers à un contrat pouvait, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, demander à l’auteur d’un manquement contractuel réparation du préjudice que ce manquement a généré à son détriment. Puis, la Cour a ajouté, dans un nouvel arrêt rendu par l’Assemblée plénière le 13 janvier 2020 (arrêt Bois rouge, n° 17-19.963), que ledit tiers n’était pas tenu, pour obtenir la condamnation de l’auteur du manquement contractuel, de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement.
Dès 2006, cette assimilation entre faute délictuelle et faute contractuelle a été abondamment critiquée en doctrine, notamment au motif qu’elle conduisait à réserver à la victime d’un manquement contractuel tiers au contrat un sort plus enviable que celui du cocontractant victime du même manquement puisque, à l’égard du tiers, les clauses limitatives de responsabilité prévues par la convention des parties ne sont pas opposables.
La Cour de cassation a manifestement finalement été convaincue par l’argument puisque, dans son arrêt du 3 juillet 2024, elle a, par un considérant qui mérite d’être reproduit, admis que les conditions et limites de la responsabilité résultant du contrat pouvaient être appliquées au tiers : « Pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants ».
Ainsi, la Cour de cassation a-t-elle décidé de faire prévaloir la prévisibilité liée aux clauses dont les parties sont convenues.
De fait, si ces clauses ont été admises par ces parties, c’est en considération d’un équilibre contractuel global qui ne doit pas être compromis, sous peine de menacer la sécurité juridique. Et l’article 1200 du code civil prévoit que « Les tiers doivent respecter la situation juridique créée par le contrat ».
Cependant, « situation juridique » ne veut pas dire conditions juridiques. En outre, la solution de la Cour de cassation aboutit à faire application à un justiciable, qui n’a, par hypothèse, pas pu effectuer l’analyse de l’équilibre contractuel et ne peut en bénéficier, de clauses qui ont pour effet de restreindre son droit à réparation. De surcroît, qu’en est-il, compte tenu de cet arrêt, du principe de la réparation intégrale du préjudice ?
Quoi qu’il en soit, par cette solution, la Cour de cassation anticipe sur la réforme annoncée (depuis mars 2017 !) de la responsabilité civile. En effet, l’article 1234 de la proposition de loi sénatoriale de juillet 2020 (https://www.senat.fr/leg/ppl19-678.html) prévoit que, lorsque le tiers ne peut mettre en jeu, sur un fondement extracontractuel, la responsabilité civile de l’auteur d’un manquement contractuel faute d’être en mesure de montrer, outre ce manquement, l’existence d’une faute délictuelle, il a, sous certaines conditions, la possibilité d’agir sur une base contractuelle, mais, dans cette hypothèse, il se verra opposer « les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les cocontractants » (formule reprise à l’identique par la Cour de cassation dans son arrêt du 3 juillet 2024). La Cour de cassation est peut-être bien lasse d’attendre une réforme dont, de fait, personne ne peut dire aujourd’hui – et encore moins qu’hier – si et quand elle deviendra réalité….